Polo

Un mort au paradis

POLO
Un mort au paradis

Nouvelle

Marcus Hönig - Tous droits réservés

Suspendu dans les hauteurs, hors de portée du regard des hommes, le paradis, vaste ensemble aux contours flous, tournoyait paisiblement sur lui-même.
Les fenêtres donnaient sur la terre en contrebas, d’où arrivaient les hommes, selon les dispositions de l’imprévu.
La vie y était agréable, tant pour les pensionnaires des jardins intérieurs que pour le personnel.

Des membres de la direction éternuaient dans les couloirs à force de marcher pieds nus sur le sol frais.
Le voile brodé en forme de D qui leur couvrait le visage se soulevait à chaque nouvelle secousse.
Des hôtesses endimanchées allaient de service en bureau. Les coursiers filaient le long des étages. Les laveurs de carreaux frottaient.
L’administration grouillait. La vue était vraiment belle.

Dans son bureau, Polo apaisait les angoisses des nouveaux.
Les pauvres, ils ne savent plus s’ils sont ou ne sont plus.

Polo recevait, Polo écoutait, Polo réduisait le réel à sa description.
Sur un carton, il consignait la cause de la mort.       
Comment est-ce arrivé ? leur demandait-il et eux, qui pourtant étaient morts à l’instant, fourrageaient dans les restes de mémoire pour trouver un mot ou deux. Polo notait, ajoutait et ajoutait à l’épaisseur d’archives mortuaires.

Une bande vitrée courrait le long du couloir.
Au loin à gauche la porte. De l’autre côté une fenêtre et cette vue, cette vue sur la terre.
Ce couloir habituellement traversé par un flot continu de morts.
L’un puis l’autre, vers Polo d’abord puis les jardins intérieurs enfin.

L’activité était permanente. L’hôtesse bleu marine convoyait le mort, le tenait par la main, rassurante et maternelle jusqu’au bureau pour la fiche en carton.
Un accueil simple, une réception un peu comme l’on pouvait, le temps de laisser s’envoler le dernier besoin de comprendre. Il y recevait l’essentiel.
Polo était le visage au bout du couloir, la présence rassurante de l’entre-deux, du temps où la vie s’éteint, où la mort s’installe, où l’on n’est pas encore tout à fait parti et pas complètement arrivé.
Mais un jour, il y eut un problème.

Polo chaussa ses lunettes carrées. Ses yeux bleus traversaient les verres épais et guettaient le couloir désert.
Il se leva et fit quelques pas dans son vaste bureau.
Impatient, il osa un regard du côté de la porte au bout du couloir pour guetter l’arrivée de l’hôtesse.
Personne. Polo tourna la tête.
L’hôtesse se tenait sans raison apparente du côté opposé, près de la fenêtre habituellement fermée.

Allez, au suivant s’il vous plait, lui intima Polo.       
Elle partit au petit trot, pour chercher le suivant.
Le temps lui parut plus long que d’ordinaire.
Peut-être le suivant avait plus que d’autres du mal à mourir. Il verrait bien, il le voyait toujours.

Polo jouait avec une mèche de cheveux, il attendait.
Des pas se firent entendre au loin, mais trop rapides pour être ceux de l’hôtesse qui laissait aux arrivants le temps de finir de mourir.
Une silhouette verte, caractéristique des employés du service des questions spéciales, apparut et poursuivit son chemin en droite ligne devant elle et disparut côté fenêtre au bout du couloir sans lui offrir un regard.
Polo tendait le cou pour voir, mais il était trop loin.
Les pas résonnèrent à nouveau et la silhouette verte repassa en sens inverse vers la porte.
L’attente reprit et ne dura pas, car comme tout à l’heure, ses bras élancés en avant, l’employé en vert refit le même chemin.
Cette fois Polo se leva et osa un regard dans le couloir.
En arrêt devant la fenêtre, l’homme des questions spéciales prenait des notes.
À peine avait-il rangé son carnet que Polo courut reprendre sa place pour ne pas se faire voir.
Sans aucune attention pour lui, il vit repasser le visage fermé de l’individu aux intentions mystérieuses.
Jamais, observa Polo, quelqu’un n’était passé devant sa porte sans s’y arrêter, pour filer droit vers la fenêtre là-bas tout au bout.

Il faisait rouler les cheveux entre ses doigts quand apparut enfin une hôtesse.
Accompagnée d’un nouveau encore titubant, elle poussa la porte.
Le nouveau entra et s’installa sur la chaise face à Polo.
L’hôtesse, loin de sourire, qui fit une tête toute chamboulée en regardant le nouveau puis Polo, repartit.

En voyant le visage du nouveau, Polo resta bouche bée. Il se recula et pris place à son bureau.
Stupéfait, il lui semblait se voir dans un miroir.
Cocasse, se dit Polo, quelqu’un qui me ressemblait à ce point sur la terre !

Ajouter la petite fiche personnelle à l’épaisseur insondable d’archives revenait à mettre un point final à la vie, ou plus particulièrement à sa dernière étape, lorsque le mort se souvient encore de lui vivant, mais sait déjà que c’en est fini.
Chaque fiche qui venait enrichir le grand casier faisait entrer l’individu au paradis une bonne fois pour toutes.
Polo avait cette responsabilité de ne laisser personne entre ces deux couches d’une même surface, en perdition, sans pouvoir, ni aller, ni revenir.

Prêt à procéder à la collecte des précieuses informations, il releva ses manches et rajusta ses lunettes.
En face, non sans que cela ne soit un peu perturbant, l’autre en fit autant, rajustant d’abord ses lunettes puis relevant de quelques gestes encore maladroits les manches de sa chemise.
Les yeux bleus des deux hommes se sondaient par delà le bureau.

Polo approcha sa main d’une fiche cartonnée.
L’autre, comme s’il l’avait prévu, en fit de même et tendit son bras vers la pile bien rangée.
Les doigts de Polo avançaient, les doigts de l’autre, aussi. Ils arrivèrent en même temps sur le carton.
Polo appuya doucement sur la feuille pour la tirer à lui, mais l’autre aussi tirait.
La force des doigts ne suffisant pas à les départager, tout mouvement cessa.
Ne restait que la profondeur des regards qui se soutenaient froidement.
Soudain Polo perdit tout contrôle et se jeta des deux mains sur la fiche cartonnée pour la tirer à lui alors que l’autre se rua dessus à son tour.
Chacun tirait hargneusement la chose à lui.
Sans se quitter des yeux, les solides personnages fulminaient et maltraitaient le malheureux document.
Le pugilat pris fin lorsqu’ils furent projetés violemment sur les chaises, haletants, une moitié de carton entre les mains.

Surpris de sa propre réaction, Polo réfléchit un instant.
Comment s’y prendre sans que cela ne provoque une nouvelle réaction forte, qui aboutirait irrémédiablement à une bataille stupide.
Du bout de son crayon, Polo poussa une fiche cartonnée vers le nouveau pour le satisfaire.
Bien, à présent je vais vous poser une question, lui dit Polo d’un ton calme et il tira sans incident une nouvelle feuille à lui.
Comment est-ce arrivé ?

Polo n’eut pas le temps de s’expliquer davantage.
Dans le couloir il vit passer à toute allure le représentant de la direction, le D voltigeant, suivi du contour vert de l’employé du service des questions spéciales et de l’hôtesse qui trottinait en arrière.
Ils se dirigeaient droit vers la fenêtre sans lui adresser le moindre regard.

Excusez-moi, fit Polo à l’homme assis en face de lui.
Il se leva et sortit la tête par la porte entrouverte.
           
Psst, fit-il à l’hôtesse, qu’est-ce qui se passe ?
Elle revint vers lui.

Oh, Monsieur Polo, gémit l’hôtesse, il parait qu’il y a eu un mort.

L’homme vert inspectait une nouvelle fois la fenêtre.
À tour de rôle avec le membre de la direction ils se penchèrent au-dehors.

Un mort ? s’étonna Polo, mais c’est absurde.

Les deux officiels repassèrent la mine grave devant le bureau, suivi par l’hôtesse qui était proche des larmes.
Polo haussa les épaules et regagna son bureau.

Les fiches cartonnées et les crayons avaient disparu.
Celui-là, va falloir le ménager, se dit Polo.
Une pointe de nervosité vibrait en lui, mais tout allait rentrer dans l’ordre.

Donc, pas de fiche pour vous. Très bien, nous nous en passerons, lui dit-il.
Rien ne servait de le contrarier davantage, Polo remplirait la fiche plus tard.
Alors, dites-moi, comment est-ce arrivé ? Je veux dire, que c’est-il passé, juste avant ? 

Polo sentit qu’il allait découvrir une nouvelle limite à sa patience quand le trio de curieux reparut pour une ultime traversée du couloir.
Cette fois, ne touchez à rien, lança-t-il à son semblable et sa tête repassa par la porte.  

Eh, psst, chuchota Polo.
L’hôtesse, franchement en larmes cette fois, approcha.
Un mort, mais quel genre de mort ? Il en arrive toute la journée des morts.

— Non non non, pas un comme ça, un autre, se défendit l’hôtesse.

Polo entendait par-dessus son épaule que le nouveau procédait à quelques dégâts, mais sa curiosité était trop forte.

Mais bon sang, de quel mort parlez-vous à la fin ?

L’hôtesse porta sa main devant la bouche et dit tout bas :

Il paraît que c’est quelqu’un du service.

— Du service, de quel service ? Polo frottait ses lunettes pour mieux la voir.

L’hôtesse, secouée de sanglots, ne répondit pas. De sa main affaiblie, elle désigna le long couloir.

Ici ? fit Polo en laissant tomber ses bras vers le sol.

L’hôtesse acquiesça en silence et partit en courant derrière les deux inspecteurs pressés.

Polo regagna son bureau.
Ce genre d’excentricités, et encore moins les blagues de mauvais goût n’étaient habituelles au paradis.
Seul employé du service de l’étage en question, un inconfortable pressentiment  s’installa en lui.

Bon, vous n’êtes pas arrivé ici par la seule opération du Saint-Esprit ? dit-il d’un ton sec à l’homme qui avait fini de saccager la réserve de carton vierge. Quelque chose a bien dû vous arriver ? 

L’homme rajusta nerveusement ses lunettes sur son nez et passa son index par-dessus son épaule sur le couloir : 

C’est à cause de la fenêtre.

Polo, dépité, suivait son doigt. Il fouilla dans un tiroir dans l’espoir d’en extraire une nouvelle pile de fiches neuves quand repassèrent au galop les trois individus responsables de tout ce désordre.  

Clairement en colère, Polo sortit dans le couloir.

Vous allez cavaler encore longtemps dans ce couloir ? Et vos histoires de morts, jamais on n’a entendu pareille connerie.

Polo se dirigea les poings serrés vers le petit attroupement devant la fenêtre ouverte.

L’adjoint à la direction n’éternuait plus, son D pendouillait mollement sur son visage sévère.
Le fonctionnaire en vert consulta son carnet, jeta un œil suspicieux à Polo et replongea dans le carnet.
L’hôtesse trépignait en tenant sa tête dans le creux de ses mains.

Stop, stop, hurla Polo. Il n’y a jamais eu de mort au paradis, comment faut-il vous le dire ?

Polo s’élança vers la fenêtre.

Là, vous voyez là ? Polo se pencha par la fenêtre pour montrer la terre lointaine de son bras tendu.
C’est de là qu’ils arrivent vos morts !

L’homme en vert fit tomber son carnet et mit ses mains sur son visage pour ne pas voir.

Quoi, mais qu’avez-vous donc, êtes-vous fous? s’étrangla Polo avant de monter à pieds joints sur le bord de la fenêtre pour mieux montrer la terre.
Et alors, vous ne comprenez pas que vos blagues ne sont pas drôles ? Allez-vous enfin me dire ce qui se passe ici ? 

Les yeux apeurés le transperçaient.
L’hôtesse tendit ses mains vers lui, comme s’il n’était déjà plus là.

En gesticulant d’énervement, Polo lâcha le cadre de la fenêtre et disparut d’un seul coup, tombant à grands cris par l’ouverture béante.

L’hôtesse se précipita et lança sa tête au-dehors pour voir filer Polo, comme un petit point qui s’efface, vers la terre.

Le calme instantanément retrouvé, les employés de la direction et des questions spéciales repartirent vers la porte à l’autre extrémité du couloir pour disparaître définitivement.
L’hôtesse, muette, se trouva seule à côté de la fenêtre ouverte.  

La tête passée par la porte entrouverte du bureau de Polo, l’homme aux lunettes carrées la regardait et lui dit, impatient :      
Allez, au suivant s’il vous plait.

Elle partit au petit trot, pour chercher le suivant.

FIN

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